Yanick Lahens est « une personnalité remarquable de la littérature et de la culture en langue française » affirme le Pr Antoine Compagnon, titulaire de la chaire Littérature française moderne et contemporaine au Collège de France. Une raison suffisante pour inviter Yanick Lahens à prononcer la leçon inaugurale le 21 mars 2019, entièrement retranscrite dans ce livre. Elle y rappelle que « le monde francophone est un et divisible ». Mais que pour « faire advenir les mondes francophones », il sera nécessaire de « passer par le partage des savoirs historiques et culturels de ces mondes et par l’écoute de nouvelles narrations […] Parce que […] les espaces francophones et particulièrement Haïti participent d’une mémoire commune, leurs savoirs historiques et culturels ne sont encore ni reconnus ni admis à part entière ».

Dans les années 40, Alice Bienaimé habite à Port-au-Prince, avec ses parents et leur servante Man Bo. Dans son entourage bourgeois, éduqué, gravite son oncle Héraclès, un homme qu’Alice apprécie beaucoup pour son ouverture d’esprit. La jeune fille nous raconte sa famille et leurs rituels religieux, sa passion pour la danse née d’un traumatisme originel, la découverte de son corps et de l’amour dans un monde gouverné par les hommes. Un monde où les barrières sont difficiles à briser. Qui plus est, quand un décret interdit de danser et de se rassembler. C’est à la fois un roman d’apprentissage, un essai sur l’évolution des mœurs en Haïti, un manifeste pour l’émancipation des femmes, un hommage à la langue et à la liberté.

Dans "Douces déroutes", l’autrice nous plonge dans le quotidien de Brune, Cyprien et Ezekiel. Une vie faite de bars, de concerts et d’un rêve, celui de gravir les échelons sociaux. Une vie marquée par la mort, l’insécurité et la résignation. Si le roman s’ouvre sur une enquête pour résoudre le mystère de la mort du juge Berthier, père de Brune, il fait surtout découvrir la vie et les espoirs de cette jeunesse haïtienne : habituée au désastre mais fière de vivre sur cette île qu’elle rejette ou glorifie avec poésie et douceur. Yanick Lahens nous rappelle que la force du roman c’est de nous plonger au cœur de vies inconnues.

À Anse Bleue, village haïtien, les rancœurs entre deux familles se perpétuent sur plusieurs générations. Les Mésidor, tels des seigneurs féodaux, n’ont pas hésité à ruiner les Lafleur. Seulement, à l’instar des Montaigu et des Capulet, deux jeunes gens vont lier ces deux familles à jamais. L’histoire pourrait s’arrêter là mais rien n’est simple à Anse Bleue. En témoigne le corps meurtri de cette jeune femme échouée sur la plage. La voix de Yanick Lahens nous insuffle la beauté de son île grâce à son écriture authentique et singulière qui s’imprègne et s’illumine de langue créole, de coutumes et de dieux vaudous.

C’est par une voix féminine venue de l’au-delà que le lecteur entre dans le texte. Car la narratrice est morte. Dans une longue phrase de deux-cent-quatre-vingts pages sans majuscules et sans points, elle raconte le quotidien de sa famille à Haïti. Une famille marquée par la pauvreté, l’exploitation et la promiscuité. Peu d’espoirs dans "L'Ombre animale", mais une réelle poésie qui vous prend au cœur et au tripes. Car la narratrice, de sa tombe, s’adresse à sa famille, engluée dans une misère dont elle peine à se sortir. On se laisse balloter au gré de cette prose torrentielle. Un roman dur mais essentiel.