Tes yeux dans une ville grise

Martín Mucha

Asphalte

  • Conseillé par
    11 mai 2016

    Tous les jours, Jeremias traverse Lima en bus ou en combi pour rejoindre l'université où il est étudiant. Il s'entasse avec ceux qui n'ont pas de voiture et pas les moyens de prendre un taxi, dans une promiscuité propice aux vols, aux attouchements, aux viols même, pour un trajet long et chaotique dans une ville où la misère la plus crasse côtoie l'opulence la plus ostentatoire. Abandonné par son père, élevé par une mère ruinée par la crise financière, Jeremias a vécu chez son grand-père jusqu'à la mort de celui-ci, du mauvais côté du mur qui sépare riches et pauvres. Maintenant, il vit chez son oncle dans une belle villa mais dans sa tête rien a changé. Il est toujours un de ces indiens pauvres descendus de la montagne avec l'espoir de s'intégrer dans une ville et une société qui ne leur ont pas fait de place.

    Roman plus noir que gris, Tes yeux dans une ville grise, outre un joli titre, possède une extraordinaire force de narration, portée par le style à la fois brut et poétique de Martin Mucha. A travers son personnage qui sillonne la ville dans une errance désespérée, il porte un regard lucide sur la société péruvienne où règne la corruption, où la violence est quotidienne, où la pauvreté est devenue de la misère. Cet étudiant qui en a trop vu pour croire encore à l'ascenseur social traîne son mal-être parmi les pickpockets, les pervers, les enfants des rues, les mendiants dans un Lima tentaculaire où la vie ne vaut guère plus qu'un ticket de bus.
    Cette vision sombre et désenchantée laisse un goût amer, dépeignant une société désincarnée qui ne tient plus compte des individus. Fatalistes, les péruviens n'ont plus confiance en rien, ne croit plus en leur avenir, s'accommode d'un pays où la loi du plus fort régit les rapports humains. Une belle découverte, sordide et brutale, de la vie au Pérou. A lire.


  • Conseillé par
    13 janvier 2013

    Regarde bien petit, regarde bien *

    Dans sa très intéressante préface, la traductrice, Antonia García Castro nous donne quelques clefs pour mieux appréhender ce livre, car honnêtement mes connaissances sur Lima sont plus que sommaires.
    Un jeune homme pour suivre ses études doit tous les jours prendre les transports en commun pour traverser Lima, ses quartiers et ses paradoxes en tous genres.

    Actualités malheureusement, nous ne sommes pas en Inde, mais les bus semblent être régis par les mêmes lois, celle du plus fort et du silence. Laura a capitulé et une autre jeune fille, victime elle aussi d'attouchements a été retrouvée morte dans un jardin. Le narrateur aussi fut la proie de certains pervers sans compter les pickpockets et contrôleurs abusant de leurs fonctions! La jungle urbaine dans toute son horreur. Mais Pablo Escobar y avait une maison surnommée "La Villa Coca".
    Dans son enfance, Jeremías Carpio se souvient d'avoir échappé de peu à un attentat du "Sentier Lumineux" et aussi à la sauvagerie au quotidien, il se rappelle une autre jeune fille violée par son père et une autre par un ami. Il se remémore aussi un passage à tabac, puis s'est retrouvé avec un pistolet sur la tempe pour le prix d'un ticket de car...Il repense à sa famille, en particulier sa mère ruinée par des hommes d'affaires avec la bénédiction du monde politique et une hyper inflation de un million pour cent...
    Une certaine apathie fait que peu de choses bougent...chacun reste sur ses désillusions et ressasse son amertume en se préservant au maximum dans une société égoïste où le seul mot d'ordre est "Chacun pour soi", Que peut-on attendre d'un pays où certaines personnes sont contraintes de mettre leurs dents en or en gage ! Que reste-t-il : la musique? Et le football en parfait opium du peuple.
    Jeremías ne croit pas beaucoup en son avenir car il se définit lui-même comme indien et pauvre ; alors le fatalisme aidant, il regarde avec résignation le monde qui l'entoure. Et c'est déprimant. Il pense au suicide souvent. Il se sent depuis très longtemps responsable de la mort de son grand-père. Son père l'a abandonné, sa mère est seule, ils sont hébergés chez un oncle qui a une grande maison. Elle travaille dur pour pas grand chose ayant tout perdu elle aussi comme la plupart des Péruviens.
    Il a peu d'amis, mais il est proche de l'un d'entre eux ; malgré tout il a embrassé sa petite amie...sans y prendre particulièrement de plaisir. Ses relations avec les femmes sont pour le moins ambiguës et compliquées car il en a peur et ne les comprend pas, mais ne cherche pas non plus à remédier à cela!
    Mais laissons les autres parler de lui, sa famille, certains amis, une jeune fille, son chien....
    Des personnages hors-normes, car leur seul but est de survivre. Alors il y a les prédateurs et les autres qui subissent et se taisent n'ayant malheureusement guère d'autres choix. La Loca Très Pieles est un travesti noir qui loue des enfants pour faire l'aumône, le Prophète est un vagabond divin et alcoolique qui un jour creva l’œil d'une femme, et fut mis à mal par les voyageurs ! Des clochards et des prostituées de la drogue aussi et parfois de pauvres enfants qui tentent de garder une certaine dignité au milieu d'une violence latente en vendant par exemple des fleurs dans le bus.
    Mais le principal sujet de ce livre, c'est la ville de Lima elle-même ! Terre de contrastes, la misère la plus noire y côtoie la plus folle opulence, les quartiers de Pamlona et son opposé Las Casarinas, trajet quotidien de Jeremías.
    Une série de faits de la vie courante (souvent ici, des faits-divers) d'une ville que l'on découvre à travers le prisme d'un de ses habitants et non pas par une image d'Épinal tronquée et truquée!
    L'auteur ne s’embarrasse pas de fioriture pour parler du monde de la finance et de la classe politique du pays. Exemple, ce professeur ancien ministre qui coula le pays :
    -"Il a converti les 10000 dollars d'un compte bancaire en 100 dollars"
    ou l'ancien président Alberto Fujiromi décrit ainsi par Mucha :
    - Un fils de japonais qui était arrivé au pouvoir dans une hypnose générale. Il ressemblait à une caricature de président qui s'humiliait en permanence pour parvenir à gagner des élections.
    Les pays d'Amérique du Sud ont une longue tradition de gouvernements pour le moins très limites comparés avec nos conceptions de la démocratie.
    Des chapitres très courts, donc rythmés, sorte de symphonie musicale avec des faux airs de musique sud-américaine bercés par les roues du bus ou des combis.
    Ici, les nuances de gris sont très foncées!
    *Jacques Brel.